Bernard Guilhon
Skema Business School

Solow l’énonce ainsi : nous voyons des micro-ordinateurs partout sauf dans les statistiques de productivité. En fait, plusieurs conditions sont requises pour que des processus d’apprentissage permettent d’exploiter dans le temps les potentialités d’une innovation : le volume de la demande, les qualifications du personnel, une nouvelle approche des problèmes de production, …Des observations identiques concernent les technologies numériques. Des investissements complémentaires dans la reconception des processus, des dépenses de formation et la modification de la structure organisationnelle de l’entreprise sont nécessaires (E. Brynjolfsson, D. Rock et C. Syverson, Artificial Intelligence and Modern Productivity Paradox, Working Paper, NBER, 2017). À cela s’ajoute la reconfiguration des chaînes de valeur et de la distribution.

Les statistiques indiquent un ralentissement notable des gains de productivité annuels aux Etats-Unis : +1,3% de 2004 à 2016 contre +2,8% de 1995 à 2004 pour la productivité du travail. Les prévisions de l’US Bureau of Labor Statistics avancent le chiffre de +1% (productivité totale) pour la période 2020-2024. De nombreux travaux constatent un ralentissement de la productivité du travail en France (+2,1% de 1985 à 2000, +0,8% de 2012 à 2017) et dans les pays de l’OCDE.

L’impact agrégé des technologies numériques est faible. Le nombre de salariés employés dans la production et le développement du matériel informatique, des logiciels et des applications ne représente que 4% de l’emploi total aux Etats-Unis et les prévisions à l’horizon 2024 estiment que 135.000 emplois seulement seront créés dans le secteur des logiciels contre 458.000 dans l’activité des personnels de soins et 348.000 dans les aides à domicile. De plus, le poids des TIC dans le PIB ne représente que 7,1% aux Etats-Unis contre un petit 5,8% en France.

La dé-consolidation des activités

Les gains de productivité se réalisent lorsque le travail se déplace des activités les moins productives vers les plus dynamiques en termes de demande et potentiellement automatisables. Le processus n’est plus reproductible lorsqu’il est entravé par deux obstacles. Le premier obstacle est le développement de nouveaux emplois à faible productivité et bas salaires : hôtellerie, restauration, aides à domicile, etc. Or, un progrès technologique rapide est souvent accompagné d’emplois de services non automatisables (A. Turner, Capitalism in the age of robots : work, income and wealth in the 21st century, Conférence, John Hopkins University, 2018).

Le deuxième argument avancé par cet auteur est la multiplication des activités économiques à somme nulle. Ces activités n’ajoutent rien à la quantité de biens et services disponibles, elles traduisent des conflits d’intérêts et l’aspect distributif l’emporte sur l’aspect créatif : la cyber sécurité contre les cybercriminels, les dépenses de lobbying, les actions en justice pour des motifs souvent futiles, la concurrence dans la mode, etc. Les emplois dans ces activités soumises aux effets délétères de la sphère marchande sont souvent bien rémunérés, mais ils sont faiblement automatisables.

Au total, la productivité effective d’une économie peut décrocher de sa productivité potentielle, même en présence d’une base étendue de connaissances scientifiques et technologiques et de compétences dans les activités manufacturières.

Le rôle des structures de marché

Les structures de marché représentent un autre obstacle à la croissance de la productivité. Les travaux indiquent l’existence d’une courbe en U, c’est-à-dire d’une « trappe à productivité » dont les extrêmes sont les jeunes firmes en croissance rapide et les grandes entreprises à forte productivité. Les entreprises prises dans la trappe n’ont pas une taille différente des grandes entreprises situées dans le haut de la distribution. En revanche, elles souffrent d’une insuffisance d’investissements immatériels.

Cela s’explique par les stratégies des « Superstar firms » qui bloquent la diffusion des connaissances et des technologies numériques en accaparant des parts de marché croissantes et en protégeant leurs actifs intellectuels (pratique attestée par la diminution de la vitesse des citations des brevets). La conséquence est un accroissement très significatif des coûts d’adoption de la technologie pour un grand nombre d’entreprises qui les engluent dans la trappe à productivité. Le ralentissement de la diffusion technologique maintient la dispersion des gains de productivité. La maîtrise des données massives et des outils pour les utiliser permet aux firmes les plus dynamiques de rendre de meilleurs services et de renforcer leurs avantages. Cette stratégie permet de consolider leurs marchés, d’imposer leurs produits et leurs services et de conduire à des situations quasi-monopolistiques en utilisant leur pouvoir de marché pour ériger des barrières à l’entrée et protéger leur position dominante. Notamment en rachetant des startups développant des projets concurrents aussitôt éteints une fois l’opération réalisée (« killer acquisitions »).

La transformation des valeurs culturelles

La domination des valeurs de propriété et la recherche de rentes exercent aussi un effet de blocage. A. Turner indique que si les prix des biens et services produits diminue, la valeur relative des actifs non produits augmente au premier rang desquels on trouve la terre. De plus, une grande partie des revenus dans le haut de la distribution est orientée vers l’acquisition de maisons ou d’appartements dans les lieux et les villes les plus recherchés.

Dans le travail, les comportements individuels se renforcent. Les technologies numériques en fissurant les lieux de travail provoquent une désaffiliation vis-à-vis du collectif de travail. Des gains de productivité faibles ou nuls, favorables à la création d’emplois, concentrent les revendications sur la croissance des revenus. Cependant, sans gains de productivité, les marges de manœuvre pour accroître les salaires disparaissent. Il ne reste plus au salarié que la possibilité d’améliorer sa trajectoire professionnelle en augmentant sa qualification.

                                                                                                                        

 

 

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