Ce que les économistes nomment innovation implique de la nouveauté, mais ce n’est pas la nouveauté en soi qui constitue l’innovation. Un nouveau concept de produit ou de service peut rester à jamais enfoui dans un placard. Ce qui importe, c’est la mise en œuvre de ce concept dans la réalité économique de façon que la nouveauté introduite modifie les pratiques antérieurement établies et les façons d’aborder les problèmes. S’agissant de l’économie numérique, il faut questionner les transformations affectant les pratiques sociales.

Une logique combinatoire explosive

L’innovation numérique est en grande partie immatérielle. Les écosystèmes numériques se construisent autour des plateformes et des grandes entreprises. Les algorithmes, l’Internet, les capacités de stockage de données massives, les progrès accomplis dans la puissance des circuits intégrés à haute valeur ajoutée, les bandes passantes de télécommunications, etc., forment une grappe d’innovations liées qui pénètrent tout le champ économique et social. Dans cet univers, tout élément potentiellement informatisable peut être copié et reproduit (la copie d’un bien numérique est le bien lui-même), les outils numériques se multiplient, la logique combinatoire devient explosive et le potentiel d’innovation s’accroît.

Recombiner pour innover

Les innovateurs combinent des modules provenant de domaines différents. Les outils numériques sont déspécialisés parce qu’ils condensent un ensemble de technologies. Par exemple, Waze recombine un capteur de localisation, un mécanisme de transmission des données, un système GPS et un réseau social. L’équipe dirigeante de Waze n’a inventé aucune de ces technologies (Brynjolfsson et McAfee, Le deuxième âge de la machine, 2018). La contrainte économique est d’interpréter cette combinatoire pour trouver la voie la plus prometteuse.

Tout élément numérisé est susceptible de produire des informations et il est possible de construire des « services avec tout » (« services with everything » selon Kenney et Zysman, Choosing a future in the Platform Economy, 2015). Les données massives concernent tous les domaines: consommation, production, transport, loisir, culture, etc. Les données extraites, classées et traitées représentent un actif économique qui s’accumule et s’approprie et dont la valeur dépend des capacités numériques des entreprises. Ce qui leur permet d’identifier des profils de comportement des consommateurs et de les canaliser. Les données une fois traitées et affinées constituent un bien privé (la mémoire de l’entreprise) difficilement échangeable puisque les bases de données et les applications spécifiques vont différencier les capacités d’apprentissage des entreprises et leurs stratégies de captation de la valeur : filtrer les contenus triés par les algorithmes, étendre rapidement les parts de marché (‘the-winner- take-all) et maximiser la captation du surplus des consommateurs.

Les capacités d’extraction de la valeur ne sont pas transférables entre les entreprises parce qu’elles constituent des ressources spécifiques et accentuent la concurrence sur les marchés. Aujourd’hui Facebook accroît ses capacités numériques en raccrochant un dispositif d’utilisation de sa monnaie privée (le libra) à WhatSapp et Instagram. De cette façon, Facebook saura que l’utilisateur a utilisé Uber pour se rendre dans tel restaurant, mais il connaîtra également le montant de sa dépense. Les données intègrent à présent les aspects financiers des comportements. De son côté, Amazon multiplie les marchés : livres, produits artisanaux, vidéos en ligne, produits alimentaires (en absorbant Whole foods), et étend son système de distribution en développant sa propre flotte automobile et aérienne.

Des transformations sociales de grande ampleur

Les fonctions cognitives s’externalisent. Les plateformes et les grandes entreprises opèrent une délégation de l’évolution dans les réseaux techniques qu’elles organisent. Les organismes techniques se transforment à notre place et la sélection des organismes vivants se produit dans l’univers des artefacts: « cela s’appelle de l’exo-darwinisme » (M. Hénaff, 2010). Ces dispositifs techniques s’autonomisent, améliorent leur capacité par l’apprentissage autonome et, parfois, décident à notre place. Grâce à l’intelligence artificielle, les machines font du diagnostic médical, analysent des textes juridiques et prennent des décisions au sein des entreprises.

L’organisation de l’entreprise est profondément transformée. S’il est difficile de prévoir avec certitude quels emplois, taches et compétences seront affectés par l’intelligence artificielle, on sait en revanche qu’elle favorise le développement de nouveaux modèles d’affaires et la recomposition des chaînes de valeur. Aux partenariats organisés le long de ces chaînes et dans lesquelles chaque entité a une fonction spécifique, se substituent des consortiums dont le but

est de construire un écosystème tel que celui organisé autour de Toyota et qui vise à établir des normes, à définir les meilleures pratiques et à construire une architecture permettant la gestion des données concernant la voiture connectée.

La segmentation du travail s’accentue. Des accords collectifs protègent les salariés hautement qualifiés, mais il n’en est pas de même pour les « gig workers » qui travaillent à la demande pour les plateformes en accomplissant des micro-taches qui sont définies par les algorithmes. Les opérateurs sont connectés à des données plutôt qu’à une entreprise (A. Ponce Del Castillo, etui, 2018). Ce qui accroît l’opacité des mécanismes et affaiblit les liens juridiques avec les employeurs.

La réorganisation du travail dépasse le problème des « gig workers » pour concerner les grandes entreprises et les relations entre les outils intelligents, les systèmes intelligents et les salariés. Face à la vague d’automatisation qui s’étend, comment préserver et améliorer les compétences ? La balance va-t-elle pencher vers la création de nouveaux types d’emploi ou vers la transformation et l’élimination des anciens emplois ? (Kenney et Zysman, Who has the power ? The answer’s in the Data, 2017).

Dans le même temps, les liens sociaux se transforment, l’espace métrique est remplacé par l’espace topologique précise M. Serres. Les voisins ne sont plus ceux des lieux d’habitation, ils sont ceux qui font partie du même réseau. Sur cette base, Facebook met en œuvre un alignement idéologique en proposant des affichages qui sont triés pour convenir aux profils des individus et il s’applique également aux amis qui sont les plus en accord avec nous. Les bulles de filtrage ainsi construites multiplient les isolats sociaux.

Comment infléchir ces évolutions et empêcher « la restauration des liens d’allégeance dans un néoféodalisme technologisé » ? (P. Musso, Le Monde, 16 mai 2019). L’action exige la création d’institutions à l’échelle européenne, éventuellement la nomination d’un procureur de l’économie numérique.

Vous allez recevoir un mail de confirmation. N'oubliez pas de vérifier dans vos SPAM !