Le biomimétisme : des savoirs naturels inspirants
Et si les solutions aux problèmes que rencontrent nos sociétés résidaient dans l’observation du vivant ? En effet, la nature a rencontré de nombreux obstacles au fil des années, et elle les a surmontés avec brio. Véritable système d’ingénierie à part entière, la nature peut nous aider à repenser notre mode de développement, tant sur le plan technologique que sur le plan organisationnel, philosophique, sociétal ou industriel. Tel est le crédo des sympathisants du concept de biomimétisme. Cet article se donne pour ambition de faire découvrir et de dessiner les contours du concept de biomimétisme, notamment à travers quelques-uns de ses sympathisants.
Le biomimétisme (ou bio-inspiration) peut être définit comme « l’innovation inspirée par la nature »[1]. Plus précisément, Rémy Le Moigne définit le biomimétisme comme une « méthode d’innovation qui consiste à imiter les inventions de la nature (…) pour les adapter au service de l’homme »[2]. Il poursuit en décrivant la démarche du biomimétisme en quatre étapes : définition de la fonction devant être réalisée par le produit ou le procédé à concevoir ; traduction de la fonction à couvrir en se plaçant du point de vue de la nature (par exemple « Comment fait la nature pour réaliser cette fonction ? ») ; recherche des organismes présents dans la nature capables de répondre à la question initiale ; et génération des idées de produits ou de procédés en s’inspirant des meilleures pratiques observées.
La nature a de nombreuses fois inspiré nos façons de concevoir et de produire. Emmanuel Delannoy, dans Economie Circulaire et Territoires (2017), prend l’exemple de la création du ruban auto-agrippant (velcro), qui a été influencée par la graine de la bardane. On peut aussi mentionner les seringues indolores Nanopass33 qui imitent la trompe du moustique. Bien que ces exemples soient enthousiasmants, ils restent marginaux, et sont considérés par les biomiméticiens comme « la partie visible de l’iceberg ».
En effet, il serait réducteur de considérer la nature comme un simple espace innovateur pour la fabrication de produits ou de biens. Dans la « partie invisible » de l’iceberg, il existe une multitude d’innovations déclinables dans nos sociétés : inspiration de l’organisation des systèmes vivants[3], partage des ressources, stratégies d’aménagements, stratégies productives, économies d’énergies… Emmanuel Delannoy distingue « trois niveaux » concernant le biomimétisme. Le premier niveau consiste simplement à s’inspirer des formes, des structures ou de l’architecture du vivant dans le but de concevoir et de produire de nouveaux produits. Le deuxième niveau, lui, est relatif aux « procédés ». Ici, on va s’intéresser aux processus permettant d’acquérir un résultat final spécifique (fabrication d’énergie, photosynthèse, métamorphose…). Nous connaissons assez bien le vivant pour savoir qu’une de ses priorités est de développer en répondant à ses besoins tout en dépensant un minimum de ressources et d’énergies. Comme le dit si bien Emmanuel Delannoy, le biomimétisme démontre que « (…) performances techniques et sobriété énergétique ne sont pas, loin s’en faut, incompatibles ». Enfin, le troisième et dernier niveau s’intéresse au fonctionnement propre des écosystèmes, à leurs relations et à leurs dynamiques internes. Pour illustrer cela, il y a l’écologie industrielle, qui dérive directement de l’observation du vivant.
Les parallèles entre écosystèmes naturels et écosystèmes économiques sont nombreux, d’où l’importance du biomimétisme. Les acteurs économiques, tout comme les « acteurs du vivant », ne vivent pas seuls, et partagent un écosystème donné à travers plusieurs groupements que M. Delannoy appelle « communautés biotiques ». Tout comme à l’intérieur d’un écosystème naturel, c’est principalement les relations entre les individus et non les individus eux-mêmes qu’il faut privilégier, puisqu’ils sont interdépendants. Si on poursuit la comparaison avec l’évolution de manière générale entre un écosystème naturel et un territoire ou « écosystème territorial », on obtient le résultat suivant : Pour l’écosystème naturel, l’évolution va dépendre de la capacité des individus à offrir le meilleur héritage génétique à leurs descendants dans un monde aux ressources finies, et de la capacité de résilience du système en utilisant les ressources et l’énergie de la manière la plus efficace. Tout cela, selon les biomiméticiens, dépendrait presque exclusivement des interactions qui découlent des individus composants l’écosystème naturel. Pour un écosystème territorial, l’évolution va dépendre de la capacité des acteurs à exister et sur le long terme (coopération, réseau, proximités), et de la capacité du territoire à valoriser et de révéler de façon durable les ressources matérielles et immatérielles à disposition.
L’homo industrialis, définit par Janine Benyus comme un individu vivant dans une société industrielle, semble avoir atteint les limites des capacités génératrices de la planète. De façon égoïste, cet individu entraîne les autres espèces dans son auto-destruction. Si l’on ramène l’âge de la Terre à une année calendaire, il est consternant d’apercevoir qu’il nous aura fallu les soixante dernières secondes de l’année pour dégrader considérablement la biosphère. Quelle prétention anthropocentrée vis-à-vis des végétaux, de certains animaux ou des microbes, qui ont (toujours ramené à ce calendrier fictif) perfectionné leur technique depuis le mois de mars. Ainsi, la résilience des sociétés humaines, comparée à la nature, est proche de zéro. Pour elle : “[…] les êtres vivants ont accompli tout ce que nous voulons faire, sans épuiser les combustibles fossiles, sans polluer la planète ou engager leur avenir. Quels meilleurs modèles pourrions-nous imaginer ?”[4]. Selon Janine Benyus, les sociétés industrielles ne devraient pas « prendre » mais « apprendre » de la nature. Point de vue que l’on peut qualifier d’inspirant, surtout dans un futur proche où les crises vont se multiplier, et dans un contexte actuel nécessitant de réorganiser d’urgence notre modèle économique et notre modèle productif.
Même si cela est réducteur, nous allons maintenant nous concentrer sur deux principales dimensions du biomimétisme : l’étude de l’énergie et l’étude des matériaux, qui peuvent être considérées comme des dimensions clés de nos systèmes productifs, qui, force est de constater, doivent être réorganisés pour faire face aux défis de la transition écologique et des crises futures (économiques, sanitaires, sociales…).
Commençons par l’énergie. Vu la capacité miraculeuse des végétaux à se reproduire et à se développer à l’aide de la lumière (processus de photosynthèse), nos systèmes productifs ont tout à leurs envier. Cette photosynthèse est un processus bien plus élaboré et bien plus efficace, comparer à notre processus de création d’énergie, qui repose sur la simple combustion de combustibles très anciens. A partir de là, étudier les végétaux et de leurs processus complexes mais peu coûteux en ressources semble être une meilleure idée que de continuer à brûler de la matière organique vieille de plusieurs millions d’années. Bien sûr, nous nous rapprochons aujourd’hui de l’énergie solaire avec le photovoltaïque, mais ce dispositif reste incapable chimiquement parlant de fabriquer un combustible stockable à partir de la lumière, contrairement aux plantes. Même si des solutions techniques actuelles (hydrogène, biopétrole etc…) permettent d’envisager des perspectives plus « durables » sur le plan énergétique, elles restent encore loin derrière les performances du vivant.
Passons maintenant aux matériaux. La grande différence entre la nature et l’Homme, c’est que la nature doit fabriquer ses matériaux avec les paramètres de notre planète (absence de produits artificiels, absence de chocs extrêmes de températures…), qui eux respectent le vivant. Et pourtant, il est aujourd’hui très difficile, si ce n’est impossible, de fabriquer un matériau aussi résistant que la soie d’araignée en mobilisant une quantité d’énergie similaire. Toutes les inventions humaines concernant les matériaux ne sont donc toujours pas arrivées à égaler le vivant, qui lui façonne les matériaux les plus complexes du monde à partir d’éléments communs comme le carbone, l’eau ou le phosphate.
Dans ce sens, notre modèle productif et plus généralement nos sociétés ont tout intérêt à imiter la nature. Cette approche du biomimétisme semble compléter convenablement des concepts comme l’économie circulaire, les circuits courts, l’économie de la fonctionnalité et de la coopération, qui semblent parfois encore éloignée des questions gravitant autour de la biodiversité. Les pouvoirs publics, et de façon générale tous les acteurs d’un territoire, devraient intérioriser et s’approprier le biomimétisme afin d’envisager un développement durable à leur échelle.
En outre, le biomimétisme s’intéresse aux relations interspécifiques, relations pouvant être transposables dans le monde économique. Ces relations peuvent être de natures différentes : positives (+), négatives (-) ou neutre ().
Fig.1 : Tableau des relations entre deux espèces
Relation |
+ |
Neutre |
– |
+ |
Coopération (aide bilatérale) -Mutualisme -Symbiose |
Aide unilatérale -Commensalisme -Phorésie |
Exploitation -Prédation -Parasitisme |
Neutre |
Indifférence -Neutralisme |
Amensalisme | |
– |
Compétition |
Source : Présentation de P. Boulanger aux rencontres du réseau CJD – 22 mars 2019
Quand deux espèces (ou deux acteurs économiques) entretiennent une relation positive pour les deux parties, on parle de coopération. Cette coopération peut se traduire par une forme de « mutualisme », qui se définit par une interaction bénéfique entre deux espèces. Cependant, le mutualisme peut prendre plusieurs formes : il peut être facultatif (comme la relation acacia / fourmis[5], relation comparable à une collaboration vertueuse entre deux acteurs économiques), obligé (comme la relation entre la lycanea avion et les fourmis[6], relation comparable à un donneur d’ordre et un sous-traitant), ou obligatoire (comme la relation plante / polinisateur[7], comme une entreprise et ses fournisseurs). Le stade le plus avancé de mutualisation est la symbiose (comme par exemple les mycorhizes[8]), où les espèces sont interdépendantes pour assurer leur fonctionnement. Cela renvoie ici à la notion d’écologie industrielle et territoriale (recherche d’une « symbiose industrielle »), voire à des concepts comme l’économie symbiotique[9], où les acteurs dépendent du nombre et surtout de la qualité des relations de mutualisations mis en œuvre.
En cas de relation neutre entre deux espèces, on parle d’indifférence (caractérisant un neutralisme, c’est à dire une absence de relation entre deux espèces). Par contre, si la relation est neutre pour une espèce, et bénéfique pour l’autre, on parle alors d’ « aide unilatérale ». Ainsi, on distingue plusieurs formes de relations d’aides unilatérales : le commensalisme (association non destructrice sur le plan alimentaire, neutre pour l’ « hôte » et bénéfique pour le « commensal »), la phorésie (association libre et non destructrice autour de la mobilité, comme la bardane[10] ou les rémoras[11]) ou le symphorisme (association libre et non destructrice autour de l’habitat, comme le Gobie nain et son hôte Cnidaire).
Enfin, en cas de relation négative entre deux espèces, il faut distinguer plusieurs choses. Tout d’abord, si la relation est négative pour une espèce mais bénéfique pour l’autre, alors on entre dans la catégorie de l’ « exploitation », qui comprend la prédation (le prédateur se nourrit de sa proie pour survivre) et la parasitisme[12] . Si la relation est négative pour une espèce et neutre pour une autre, alors on parle d’amensalisme, terme qui définit un individu qui empêche le développement d’un autre (fabrication d’une toxine, comportement involontairement destructeur…) sans en tirer le moindre avantage. Par exemple, il existe une situation d’amensalisme entre un bovin et son pâturage. Pour terminer, la compétition désigne une relation négative entre les deux espèces, et cela pour les deux parties prenantes. Cette relation se caractérise par une rivalité entre deux individus se battant pour un même objectif.
En faisant le parallèle, notre société et notre modèle économique (ainsi que le modèle industriel qui l’accompagne) sont fondées sur des principes de compétition, mettant en avant individualisme et méritocratie et les stratégies de parasitisme ou de parasitoïdisme, qui existent bels et biens dans le monde économique. Nous pouvons citer par exemple la recherche de monopole, la stratégie basée sur les coûts pour la prédation ; et la concurrence déloyale, l’espionnage ou la contrefaçon pour le parasitisme. L’ensemble de ce constat pousse à croire qu’il serait très utile d’étudier le vivant et les relations qui le composent pour concevoir, organiser et aménager nos sociétés, nos territoires et nos systèmes productifs.
Le concept est aujourd’hui en pleine expansion, mais il se heurte au problème de son opérationnalisation et de sa territorialité. Néanmoins, le milieu industriel, sous une forme locale, pourrait représenter un champ d’expérimentation satisfaisant pour imiter le vivant (diminution des ressources extraites et utilisées, baisse de la consommation énergétique, réduction des pollutions et des déchets, coopération), mais les investissements publics et privés ne sont, pour le moment, pas à la hauteur. Cependant, même avec des investissements massifs, on peut penser que la domination des stratégies non coopératives de compétition et de prédation, lentement forgées par les principaux dogmes de l’idéologie capitaliste (individu supérieur à la société, l’avidité est une bonne chose, théorie du ruissellement, autorégulation du marché, logiques accumulatives sans limites, et surtout « There is no alternative ») persistera, et bloquera toute possibilité de changement. Toutefois, le nombre d’experts, de concepts (comme celui de permaéconomie développé par E. Delannoy), de connaissances et d’innovations ne semble cesser d’augmenter dans le domaine du biomimétisme, ce qui porte à croire que ce champ d’étude va probablement se développer et se densifier. Dans une perspective d’élaboration d’un nouveau modèle de développement, s’inspirer du vivant pourrait donc être une « clé de voûte » pour envisager une alternative capable de s’affranchir des logiques productivistes, enfermées dans une quête de croissance infinie et rythmées par la dégradation d’un patrimoine commun.
Cependant, il convient d’émettre quelques réserves sur le concept de biomimétisme. En effet, l’affranchissement de l’Homme face à la nature n’est pas une fin en soi, et s’inspirer de la nature reste souhaitable. Mais un « ordre naturel total » peut-il être compatible avec les systèmes sociaux humains ? Probablement pas. Notre espèce a traversé les siècles avec le souhait de s’affranchir d’une certaine « brutalité » et d’un certain « ordre naturel spontané » (couple proie/prédateur, sélection naturelle[13]). Il se serait donc pas nécessaire de copier la nature en tout point, notamment en ce qui concerne l’organisation de nos systèmes sociaux. Cette « perfection » de l’ordre naturel et spontané a longtemps intéressé les physiocrates et certains libéraux qui voyaient la terre comme unique source de valeur économique, ou qui rejetaient le besoin d’un Etat régulateur (même s’il convient de distinguer les physiocrates et les libéraux des biomiméticiens). Ainsi, bien que nous fassions partie de la nature et que les démarches biomimétiques semblent essentielles, il faut rester prudent, et mettre notre intelligence collective pour tirer les leçons de la nature. Comment ? En coopérant avec elle. Donc s’inspirer et tirer les leçons du vivant oui, mais calquer les systèmes naturels pour les transposer à l’ensemble des mécanismes sociaux et sociétaux, sûrement pas. D’autant plus que, dans un contexte de crise (comme récemment celui du Covid-19), les limites de notre mode de développement nous sautent aux yeux (dégradation extrême du vivant, pollutions, financiarisation, souveraineté, mondialisation, inégalités, urgence industrielle, démocratie…).
[1] E. Delannoy, Biomimétisme, résilience et intelligence territoriale, Economie Circulaire et Territoires, 2017, p.29.
[2] R. Le Moigne, L’économie Circulaire : Stratégie pour un monde durable, 2ème édition, Dunod, 2018.
[3] Par exemple, certaines espèces de fourmis (comme les fourmis coupe-feuilles) ont été utilisées pour élaborer des logiciels pouvant répondre au problème connu sous le nom de « Problème du voyageur de commerce », qui consiste à trouver le chemin le plus court entre plusieurs villes en y passant qu’une fois avant de regagner le point de départ. Le tout dans un souci d’économie d’énergie.
[4] J. Benyus, Biomimétisme : Quand la nature inspire des innovations durables, 1998
[5] Les fourmis défendent les arbres contre les herbivores par des morsures et des piqures. En retour, les arbres « paient » leurs gardes du corps en leur fournissant un abri sous la forme d’épines enflées et de la nourriture sous la forme d’un nectar.
[6] Les lycanea avion sont des chenilles qui sécrètent un miellat très apprécié des fourmis (via des glandes abdominales situées sur leur dos), qui les ramènent à l’abri dans la fourmilière.
[7] Phénomène de pollinisation, indispensable aux plantes.
[8] Les mycorhizes sont le résultat de l’association entre des champignons et des plantes. Dans cette association, les hyphes d’un champignon colonisent les racines d’une plante et l’aident à obtenir des sels minéraux présents dans le sol. En retour, le champignon profite d’une partie de la photosynthèse de la plante sous la forme de matière organique riche en énergie (glucides), essentielle à sa survie.
[9] Concept développé par Isabelle Delannoy dans son livre l’Economie symbiotique publié en 2017.
[10] La bardane utilise ses piquants pour accrocher ses graines aux poils des animaux.
[11] Poissons qui se collent à de plus gros poissons comme la raie ou le requin.
[12] Le parasite se nourrit ou se reproduit au détriment de son hôte sans le tuer. Quand l’hôte meurt à la fin, on parle alors de parasitoïdisme.
[13] Image qui peut rappeler la pensée controversée de l’économiste T. Malthus dans le « Banquet de la Nature », où un certain « ordre naturel » commanderait aux pauvres de disparaître.