Le 7 juin dernier, Ford Europe lançait une procédure de PSE pour la fermeture complète et définitive de son usine Ford Aquitaine Industrie à Blanquefort en banlieue de Bordeaux, après avoir annoncé son désengagement en février. Inaugurée en 1973, l’usine a employé jusqu’à 4 000 personnes et en compte aujourd’hui près de 900. Sa fermeture mettrait en cause, outre ces 900 emplois directs, quelque 3000 emplois induits. Or, alors même qu’était déposé auprès de Ford un plan de reprise crédible par Punch Powerglide, groupe belge ayant déjà repris en 2013 l’usine de General Motors à Strasbourg, Ford annonce privilégier la fermeture du site plutôt que sa reprise. Le Ministre de l’Economie Bruno Lemaire, venu l’annoncer le 15 octobre aux syndicats de l’usine en présence des élus locaux, a fustigé ce choix et appelé à une mobilisation commune de tous, élus, salariés et leurs syndicats, Etat, pour obtenir la reprise.
La longue lutte menée par les salariés et les élus locaux pour empêcher une fermeture envisagée dès 2009 illustre la contradiction patente entre les potentialités et compétences productives des territoires et les stratégies de rentabilité à tout crin des multinationales.
Ford, 6ème groupe automobile mondial et second producteur aux Etats-Unis en termes de vente, est en déclin en Europe où il n’occupe plus que 6,7 % du marché contre 10,7 % en 2005 avec des marges très faibles dues au durcissement des contraintes imposées par les cycles d’homologation sur les émissions de CO2.
Le groupe enregistre ses plus fortes marges bénéficiaires sur les gros pick-ups et SUV vendus aux Etats-Unis, et celles-ci restent confortables en Chine sur des véhicules moyens. Il a déjà fermé en 2013 l’usine d’assemblage de Southampton et les ateliers d’emboutissage de Dagenham en Grande-Bretagne et en 2014 l’usine de Genk en Belgique.
Le groupe est sous la pression des actionnaires pour doper ses bénéfices – qui s’élevaient à 7,6 milliards de dollars en 2017, ce qui représente une hausse de 65 % sur un an. Cette augmentation n’a pas empêché son PDG Mark Fields , d’annoncer en octobre 2018, un vaste plan de restructuration pour réduire les coûts de 14 milliards sur cinq ans et « devenir aussi leste et efficace que possible » . Ce bouleversement provoquera des suppressions massives de postes, environ 10 % des 202 000 personnes employées par Ford dans le monde. Perçu par les experts comme à la traine sur les technologies autonomes et électriques, le groupe veut réduire sa logistique et la part des petites voitures, et passer de constructeur de véhicules à fournisseur de services de transports – start-ups, logiciels pour services de mobilité.
A Blanquefort, après une forte mobilisation locale contre la fermeture de l’usine en 2010, Ford avait signé en 2013 un accord garantissant le maintien de 900 emplois jusqu’en mai 2018, en échange de 27 millions d’euros d’aides dont 12,5 millions de subventions publiques de l’Etat et des collectivités locales. Les salariés et leurs organisations syndicales n’ont cessé durant ces dernières années de réclamer des investissements dans de nouvelles gammes de production, notamment pour des véhicules électriques et hybrides – investissements qui auraient pu être posés comme condition des aides publiques – . Il n’en a rien été. L’usine de Blanquefort a pâti du manque d’investissement de Ford et d’un chômage partiel récurrent du fait de la réduction de la production qui lui était imposée. Spécialisée dans les boites de vitesse dont elle produisait jusqu’à 3 000 par jour, elle en monte aujourd’hui 500 appartenant à un seul modèle, le 6F35, bientôt périmé. Or Ford a décidé que le nouveau modèle de transmission à 8 vitesses ne serait pas fabriqué en Europe mais uniquement aux Etats-Unis. A l’opposé, Punch Powerglide, candidat à la reprise de l’usine de Blanquefort, s’est lancé dès 2017 dans la production de boites électriques à six vitesses pour véhicules hybrides, notamment pour le marché chinois, et devenu premier employeur du bassin industriel strasbourgeois avec 1200 emplois, va encore augmenter la capacité de production de son usine.
Bruno Le Maire a rappelé que l’Etat était prêt à investir 5 millions d’euros (investissements et chômage partiel) en cas de reprise, mais en demandant à Ford d’assurer des volumes de production jusqu’en 2021, soit sur trois ans – ce qu’avait fait General Motors en transmettant son site de Strasbourg à Punch en 2013 – tandis qu’ Alain Juppé, président de Bordeaux Métropole, et Alain Rousset, président de la Région Nouvelle Aquitaine se sont engagés à apporter 12,5 millions de soutien à la reprise.
Sur le projet de licenciement collectif pour motif économique actuellement en cours de négociation parallèlement à la recherche d’un repreneur, les élus CGT, CFTC, FO et CFE/CGC ont remis à la direction leurs revendications début septembre.
Si leur objectif prioritaire reste la reprise de l’entreprise et la sauvegarde de tous les emplois, ils réclament un PSE proportionnel aux moyens du Groupe Ford Motor Company en termes de mesures sociales d’accompagnement, avec notamment le maintien du salaire net, et une durée de reclassement de 24 mois au lieu de 12. La DIRECCTE (Ministère du Travail) rappelle que l’objectif du PSE est de sauvegarder l’emploi et non de le supprimer, et demande que la priorité soit donnée à une reprise ou aux reclassements. Cependant, ces derniers seront difficiles à mettre en place dans une région frappée à la fois par la désindustrialisation et par les restrictions budgétaires apportées aux dispositifs de formation-reconversion.
De quels moyens de pression disposent salariés, élus locaux et Etat pour sauver un site de production vital à l’économie du territoire et comment en préserver les compétences ?
Accompagnés de la CGT et FO, les salariés sont allés le 20 juin dernier au siège de Ford Europe à Cologne où se tenait le comité d’entreprise européen, afin d’organiser avec leurs camarades syndicalistes allemands et belges une résistance simultanée dans plusieurs usines européennes ; le groupe s’apprête à supprimer des milliers d’emplois en cinq ans sur le continent
De retour en France, ils ont organisé le 22 septembre à Bordeaux une manifestation contre la fermeture de l’usine et en prévoient une nouvelle le 25 octobre. Le 12 octobre, devant le Salon de l’Automobile à Paris, ils ont tenu un stand pour la sauvegarde de l’usine. Ils interpellent aussi l’Etat : les pouvoirs publics n’ont-ils pas les moyens de faire pression sur Ford en menaçant de rompre les contrats commerciaux ou d’exproprier l’usine ?
Jean-Luc Gleizes, président du Conseil Départemental de Gironde, estime quant à lui que les élus locaux «ont été roulés dans la farine par une multinationale qui n’a pas tenu ses engagements » et réclame le remboursement des aides publiques versées pour le maintien des emplois. Loïc Prud’homme, député FI de Gironde, dans sa question écrite au Ministre de l’Economie et des Finances, va jusqu’à suggérer de conditionner la commercialisation des véhicules Ford en France au maintien du site de Ford Aquitaine Industrie… On peut aussi agir sur la marque en s’attaquant à sa réputation, ou lui imposer des contraintes plus élevées en matière de dépollution, ont suggéré les élus du territoire présents lors de la venue du Ministre de l’Economie.
Alors même que l’industrie automobile en France a connu une année 2017 excellente – avec une hausse de 12,5 % de production et de 6,2 % des ventes -,
ceux qui produisent ne disposent d’aucun pouvoir de contrôle ou de décision sur cette production parce qu’elle est la propriété d’une firme, en l’occurrence américaine. Laisser notre industrie, que l’on peut considérer comme un bien commun, aux mains de multinationales, ne permet pas de sauvegarder et de mettre en valeur les compétences et potentiels productifs de nos territoires.
Aujourd’hui, la question est la suivante : comment envisager et mettre en œuvre une socialisation – comme celle défendue chez Renault par Pierre Nicolas, syndicaliste UGICT-CGT – ou une réappropriation collective de nos « communs industriels » à l’heure d’une mondialisation sans limites ? Des exemples de reprises de sites industriels par les salariés existent, comme dans le cas des Fralib ex-Unilever devenus Scop-Ti, et produisant thés et tisanes 1336, ou de Continental au Mexique, pour la production de pneus, mais qui restent des exceptions.
Dans un contexte où se réunissent l’innovation et la recherche de qualité, la participation des travailleurs et des consommateurs aux choix de production, de même que l’ancrage territorial des activités, favorisent leur résilience et la nécessaire transition écologique.