Le Manifeste pour l’Industrie est un acteur collectif et une force de proposition. Est-il besoin de souligner l’importance des mots, des discours et de la langue pour réaliser nos objectifs ? D’autant plus que de nos jours nous affrontons une forme insidieuse de ‘novlangue’ qui tend à brouiller les cartes dans les champs sémantiques. Dans sa tribune, publiée sur MAI, le 04.01.2018, « L’importance des mots », Loup Ducol souligne parfaitement cet enjeu et son importance sur le choix des mots et du vocabulaire. La signification du mot « industrie » semble aller de soi, semble « manifeste » … Est-ce si évident ? Quelques brèves notes sur l’histoire du mot, de ses dérivés et de leurs acceptions pourraient apporter quelques éclairages.

Avant d’évoquer l’étymologie, une remarque s’impose. Ce mot d’industrie dans son acception moderne, c’est-à-dire après la Révolution industrielle (on y reviendra) est un mot employé dans une majorité de langues européennes sous les formes industrie/industry/industria. Il est usuel que les langues modernes empruntent au latin les mêmes néologismes (cf. constitution) mais un petit sondage sur Wiktionary montre que sur 54 traductions il n’y a qu’une vingtaine de langues à employer le terme venu du latin industria ; ce ne serait pas significatif car des milliers de langues sont parlées dans le monde mais cette liste comprend les principales langues des nations développées (industrialisées) occidentales – et répandues par la colonisation dans le monde entier. Même l’allemand qui aime germaniser les néologismes (cf. télévision = Fernseher) a repris le mot Industrie. Certaines langues par contre – comme le finnois, le grec ou des langues slaves –, n’ont pas fait cet emprunt au latin. (Il serait intéressant de mieux connaître comment leurs mots ont acquis le sens actuel décrivant cette nouvelle réalité économique.)

Le terme industrie n’a acquis sa signification actuelle qu’au XVIIIe siècle (l’adjectif industriel en 1770). L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (1751 – 1772) marque ce tournant par deux entrées (1), l’une dite « métaphysique » remonte à la source proche du sens latin et une seconde dite « droit politique et commerce » allant du travail manuel aux Arts & Métiers, montre une évolution sémantique. Examinons son étymologie.

En latin existent les mots industria, industriosus et industrius. Ils sont formés sur la racine « stru-ere », bâtir et le préfixe « endo », en dedans [endo-stru-us => industrius].  Le sens premier et fondamental pour les adjectifs est : actif (qui prépare en lui-même), zélé, industrieux … Et le substantif signifie : application ; activité ; assiduité ; habileté à faire quelque chose. Notons que la racine STRU se retrouve dans bien des mots dérivés avec divers préfixes : la phrase « il faut reconstruire des infrastructures industrielles » n’est pas une simple allitération en « str » mais regroupe quelques-uns de ces mots dérivés …

On connait donc les évolutions successives des sens de ce mot : habileté à faire ; pratique d’une activité manuelle ; ensemble des activités économiques fondées sur la transformation des matières premières. Pour résumer, il apparaît que ce mot avait une connotation très positive naguère et les extraits copiés de l’Encyclopédie l’illustrent clairement. Il conservait les sens positifs de ses origines latines, comme celle de l’expression : « les industrieuses abeilles ». Par la suite, l’industrialisation [terme attesté en 1907] d’un pays était un grand objectif et il est vrai que c’était aussi un progrès pour tous, bien qu’il fût systématiquement mal partagé dans la distribution des richesses produites. Industrie, industriel, industrialisation étaient des notions positives, progressistes, exaltées aussi bien par les saint-simoniens que par les bolchéviques.

Sommes-nous assurés que c’est toujours le cas ? Comment « industrie » et ses dérivés (industrialisation, industriel) peuvent-il être ressentis en ce début de XXIe siècle ?

Un indice peut nous donner une clé. Dans le Littré qui détaille ces significations dans l’ordre chronologique la 4ème définition, la plus récente, est : « Nom sous lequel on comprend toutes les opérations qui concourent à la production des richesses: l’industrie agricole, l’industrie commerciale et l’industrie manufacturière». Mais il est ajouté : « Industrie se dit quelquefois de tous les arts industriels, sauf l’agriculture, par opposition à l’agriculture ».

La division économique entre secteurs primaire, secondaire et tertiaire est classique et il n’y aurait pas besoin de la détailler puisqu’elle semblait acquise. Toutefois dans les dernières décennies tout est devenu moins évident. Dans le secteur agricole (primaire), une intense mécanisation basée sur d’énormes machines produites par le secteur industriel (secondaire) a permis de considérables progrès de productivité. Nous ne devons en rien regretter les durs travaux des paysans, dans les champs et sous les intempéries, remplacés par des moissonneuses-batteuses (et bientôt complètement autonomes). Ce n’était pas une industrialisation mais une approche plus capitalistique changea la donne. Les fermes-usines sont emblématiques de ce changement : par exemple, la ferme des « Mille-vaches », dans la Somme, où 843 vaches sont actuellement enfermées durant leur brève vie, bloquées dans des box pour produire du lait et du méthane. Le peu d’ouvriers employés dans ces endroits infâmes et infernaux seront à terme remplacés par des robots. On pourrait évoquer tous ces hangars où des millions d’animaux (porcs, poulets, lapins…) sont soumis à un véritable processus industriel en étant transformés en pur objets.

Il y a de la sorte une industrialisation du secteur agricole qui suit celle du secteur agroalimentaire. L’élevage dit industriel a des impacts sociaux et environnementaux désastreux – les plages de Bretagne peuvent en témoigner La stratégie de l’industrie agroalimentaire est basée sur des usines de plus en plus grosses et de moins en moins locales. Mais elles sont plus difficiles à contrôler (cf. lasagnes au cheval ou lait contaminé), permettent tous les excès pour augmenter les marges (sel, sucres…) et sont souvent néfastes pour l’environnement, les vrais coûts de dépollution n’étant pas assez pris en compte. Doit-on insister sur ce que représente la malbouffe dite également bouffe industrielle ? Ses effets sur la santé ? Quelle image véhicule cet adjectif pour le public ? A-t-il tort ?

La pêche (par définition dans le secteur primaire) a vu pareillement arriver des navires usines, terribles instruments d’une destruction (en voie d’irréversibilité) des ressources halieutiques. Quand Achab luttait avec Moby Dick, ils étaient à armes égales, il lançait son harpon à la main depuis une embarcation (la « baleinière ») ; un canon pour harpon installé en hauteur sur le navire ne laisse aucune chance au cétacé. On a vu récemment la nécessité de lutter contre la pêche électrique : aucune leçon n’est jamais tirée de cette course à la productivité de la pêche industrielle !

Qu’en est-il du secteur tertiaire ? Exactement les mêmes évolutions arrivent dans le sens d’une optimisation de type productiviste inspirée par les méthodes industrielles. Amazon qui est désormais une menace pour les grands acteurs de la distribution implante de grands hangars où les mauvaises conditions de travail du personnel sont une anticipation de son remplacement par des robots. On a osé nous vendre l’implantation d’un entrepôt d’Amazon comme une solution (certes partielle) à la fermeture d’une usine de production de sèche-linge. Il est significatif que M. Beytout ait à cette occasion implicitement théorisé l’oxymore d’une industrie de services : « (…) la distinction entre industrie et services n’a plus grand sens: les deux types d’activités sont de plus en plus étroitement mêlés, et la frontière entre produit et service tend à s’effacer. Demain, le consommateur n’achètera plus seulement un objet, un équipement, mais aussi les fonctionnalités qu’apportera son usage ». On peut accepter cette assertion à condition que l’objet et sa production ne soient pas oubliés, virtualisés ! Le patron de la SNCF prétend que le métier de son entreprise n’est plus de « faire du train » mais d’être « une plateforme de solution de mobilité ». Ce galimatias comme stratégie pourrait en partie expliquer les problèmes concrets subis par cette vénérable entreprise qui autrefois savait faire rouler des trains avec une parfaite ponctualité. Autre cas, les « produits » vendus par « l’industrie touristique », musées ou sites célèbres, ne se transforment-ils pas en des sortes d’usines à touristes ? Pompes à fric, gérés et « managés » pour canaliser les troupeaux de touristes.

Tout secteur est maintenant considéré d’une certaine façon comme industrialisable. Cette extension des procédés initiés dans le secteur secondaire (où ils se justifient) est grandement favorisée par l’informatisation (robots, logiciels) et elle a pour moteur la maximisation forcenée des profits pour satisfaire la cupidité d’une infime minorité. Tout se passe comme si la réduction des productions industrielles en France s’accompagnait d’une extension de ses méthodes aux deux autres secteurs. Globalisation reprend ici son sens français !

L’anglais est désormais la langue hégémonique mondiale et, comme le rappelle Loup Ducol, c’est parfois pernicieux. Ainsi parle-t-on « d’industrie financière ». Sur le blog EDGAR un traducteur, François Lavallée donne un éclairage pertinent sur le problème de la traduction industry/industrie. L’anglais continue d’employer industry également avec un des sens latins initiaux : activité, quel que soit le domaine concerné. On parle par une traduction flemmarde – comme nos vols intérieurs sont appelés « domestiques » –  d’industrie touristique au lieu de secteur du tourisme ou tout simplement du « tourisme ». Il souligne que pour éviter ces abus d’anglicismes, il existe le terme de filière ; « wind energy industry » doit se traduire par « filière éolienne ». L’expression « industrie financière » est donc un abus de langage par excellence car on assimile ce secteur à ce qui est défini par « un ensemble des activités économiques qui produisent des biens matériels par la transformation et la mise en œuvre de matières premières (…) » [Petit Larousse, 2000]. La finance est certes utile quand elle reste dans ses attributions de services (tertiaires) et ce n’est pas nier son utilité que de dire qu’elle ne produit rien et que les « produits financiers » sont autre chose que des biens matériels – ils ne devraient relever que des services quand ils répondent à de vrais besoins comme les prêts ou les assurances. Par contre on devine que cette appellation empêche indirectement de dénoncer ses excès : comment critiquer cette soi-disant industrie alors que tout doit être fait pour attirer les activités industrielles ? Même si le mot est détourné ici de son sens réel grâce à un anglicisme.

Ces abus de langage que l’on a évoqués nuisent certainement à l’image de l’industrie, productrice de biens. De la même manière, industriel qui était un adjectif valorisant (penser à industrieux) est fréquemment devenu un adjectif péjoratif. Aujourd’hui, les mots industrie et ceux qui leurs sont associés dans le champ lexical comme industriel, industrialisation, usines, productivités etc. peuvent donc avoir des connotations très négatives, justifiées par les derniers développements du capitalisme financiarisé et ultralibéral.

Cette ambivalence est un aspect à ne jamais oublier quand on veut promouvoir l’industrie et la nécessaire réindustrialisation de notre pays, rappeler qu’un pays développé est un pays industrialisé. Pour retrouver une « nation industrieuse », selon la formule de nos Encyclopédistes.

1. INDUSTRIE, s. f. (Métaphys.)​​ L’industrie prise dans un sens métaphysique, est, suivant M. Quesnay, qui me fournira cet article, une faculté de l’âme, dont l’objet roule sur les productions & les opérations méchaniques ; qui sont le fruit de l’invention, & non pas simplement de l’imitation, de l’adresse & de la routine, comme dans les ouvrages ordinaires des artisans.

INDUSTRIE, (Droit polit.​​ & Commerce​​) ce mot signifie deux choses ; ou le simple travail des mains, ou les inventions de l’esprit en machines utiles, relativement aux arts & aux métiers ; l’industrie renferme tantôt l’une, tantôt l’autre de ces deux choses, & souvent les réunit toutes les deux. Elle se porte à la culture des terres, aux manufactures, & aux arts ; elle fertilise tout, & répand partout l’abondance & la vie : comme les nations destructrices font des maux qui durent plus qu’elles, les nations industrieuses font des biens qui ne finissent pas même avec elles.

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