Les Rolls se succèdent place Vendôme devant la boutique de l’un des joaillers dont nous tairons le nom trop connu. Les milliardaires se précipitent chez lui depuis l’annonce qu’il a faite l’autre jour : les clients capables d’identifier, dans ses vitrines, ses dix plus beaux bijoux pourront les emporter sans bourse délier. Ils seront en partie dédommagés de leurs éventuels frais de séjour à Paris. Le joaillier peut se targuer, face à toute sa profession, d’avoir la plus brillante clientèle du monde, preuve d’une attractivité record. 

Le joaillier fou, rassurez-vous, relève d’une fable. Par contre, en matière de recherche et d’innovation, c’est ainsi qu’agit la France. Nous sommes fiers d’attirer les laboratoires de recherche des entreprises les plus prestigieuses. Nous les subventionnons par le Crédit Impôt Recherche (CIR) avec beaucoup d’efficacité. Après Microsoft, qui a reconduit en 2014 son laboratoire conjoint avec l’INRIA, les Japonais Sony et Rakuten, le Chinois Huawei, les Américains Xerox, Google et Facebook ont installé en France des centres de recherche en intelligence artificielle.

Hémorragie toujours plus importante

C’est très flatteur pour la science française que d’être aussi attractive et de constater que nos concurrents viennent chez nous  faire leur marché de matière grise: « tous les mois, des industriels du monde entier me contactent pour savoir s’ils peuvent trouver en France les profils qu’ils cherchent », constate Stéphane Mallat, professeur en science des données au Collège de France (1). Mais son cours « se donne à guichet fermé », déplore le rapport de Cédric Villani (2), car « les capacités françaises de formation universitaire et d’encadrement au niveau master ou doctorat sont devenues critiques ; les filières master du domaine sont contraintes de refuser des étudiants brillants tant leurs salles de cours sont bondées. » Ce rapport n’est pas seulement l’un des textes les plus clairs et les plus riches, dans ses 643 pages, sur les conséquences possibles de l’intelligence artificielle ; il établit un diagnostic sans complaisances sur la situation de la France et de l’Europe. Il sonne l’alarme,  décrivant une situation dramatique qui ne concerne pas seulement l’intelligence artificielle mais plus généralement notre capacité à convertir les fruits de la recherche en innovations et en création de valeur. « L’hémorragie est toujours plus importante : chaque semaine des chercheurs sont recrutés par les entreprises privées et souvent étrangères et quittent les laboratoires publics. » A quoi sert-il de financer une recherche «  au premier plan mondial » si « elle a du mal à transformer ses avancées scientifiques en applications industrielles et économiques ». Or « les pays qui seront les leaders dans le domaine de l’intelligence artificielle seront amenés à capter une grande partie de la valeur des systèmes qu’ils transforment, mais également à contrôler ces mêmes systèmes, mettant en cause l’indépendance des autres pays. »

L’écosystème français est particulièrement peu favorable aux chercheurs et aux entreprises innovantes car «  les grandes entreprises préfèrent parfois céder aux sirènes des géants mondiaux de la discipline plutôt que de faire confiance à nos pépites nationales, soit parce qu’elles en ignorent l’existence, soit par excès de prudence. » Et de dénoncer « la réticence des grands groupes et de la puissance publique, qui rechignent à adopter des solutions considérées, parfois à tort, comme trop risquées. » Cette « réticence des grands groupes » nationaux signifie que les listes de « pépites », de start-up françaises excellant en intelligence artificielle que l’on publie fièrement en ce moment vont servir de catalogue pour faciliter les courses des géants mondiaux …

Occasions perdues

Cette situation n’est, hélas, pas nouvelle. Cédric Villani a récemment présenté une note de la députée  Huguette Tiegna sur l’impression 3D. Cette note rappelle que l’impression 3D, brevetée en 1986 par l’Américain Charles W. Hull, avait, deux ans plus tôt, été décrite par trois Français  qui n’avaient pu déposer de brevet, la CGE et le CILAS « ne souhaitant pas engager des frais » (3) ! Deux ans plus tard encore, même myopie anti-innovation d’un autre major français lorsqu’Albert Fert annonce la découverte de la magnétorésistance géante dans un laboratoire commun au CNRS – Thomson. C’est IBM et non Thomson qui exploitera dans les têtes de lecture de disques durs de nos micro-ordinateurs le travail du futur Prix Nobel. 

Encore plus grave, la France a raté sa chance de devenir le pionnier de la micro-informatique : le premier micro-ordinateur commercialisé au monde en 1973, le Micral conçu à la R2E par François Gernelle, a été accueilli avec une parfaite indifférence par les responsables publics et économiques français. La R2E a fini absorbée, puis étouffée par Bull. Et ceci n’est qu’une liste très partielle de nos occasions perdues…

Plafond de verre anti-start-up

Ces histoires, parmi tant d’autres, illustrent notre problème majeur : les petites entreprises innovantes françaises n’ont pas la possibilité de croître sans se faire bloquer ou absorber de plus en plus souvent par des groupes étrangers. Ce gâchis est dû à un plafond de verre d’indifférence des financiers, voire d’hostilité jalouse de grandes entreprises.  Le rapport Villani signale l’absence de compétence, de culture de l’innovation et, également, l’excès de bureaucratie des administrations et de grands groupes nationaux. Cela explique pourquoi la France, et en fait l’Europe, ne créent plus de majors mondiaux depuis l’après-guerre. D’où deux conséquences. La première est l’absence de notre industrie dans les secteurs qui se sont développés depuis l’apparition du numérique, c’est-à-dire dans les domaines les plus porteurs, les plus stratégiques. La seconde est un manque de créations d’emplois illustré notamment par un nombre très insuffisant d’entreprises de taille intermédiaire en France. On sait que les emplois sont générés par la croissance des petites entreprises et détruits par les pseudos rationalisations des grands groupes. Cela signifie que l’on ne gagnera, durablement, la bataille de l’emploi et donc, l’on n’arrêtera la poussée des populismes extrémistes que si l’on brise le plafond de verre bloquant la croissance des PME. Quitte à froisser quelque grand groupe. Avis aux responsables politiques !

Faciliter fiscalement le rachat des start-up par les grands groupes nationaux ne résoudrait rien. L’expérience prouve que la culture des PME innovantes ne dynamise généralement pas celle de l’acheteur ; c’est l’inverse qui advient, le grand groupe imposant son ordre et tuant la créativité du petit. Ne recommençons pas l’histoire du Micral ! 

Le rapport Villani propose avec clairvoyance d’exploiter les 71,5 milliards de l’achat public « insuffisamment orienté vers l’achat innovant » (p. 125). Il conseille de ramener « le seuil financier à partir duquel la puissance publique est soumise à l’ordonnance sur les marchés publics » de 25 000 euros HT aux niveaux de la réglementation européenne qui vont de 144 000 à 443 000 euros HT. Mais allons plus loin ! Modifions, en effet, ce seuil  et profitons-en pour mettre en place un Small Business Act français puis européen, réservant une part sensible des marchés publics aux PME indépendantes (4). Cette mesure, jusqu’à présent bloquée par les lobbies de ce côté de l’Atlantique, a facilité depuis 1953 la croissance de bien des PME américaines devenues des majors. Pourquoi continuer à s’en priver ? Dans la foulée, il conviendrait de réorienter, vers les PME et les ETI, le Crédit impôt recherche comme c’était le cas à sa création. Sa modification, en 2008 par le gouvernement de François Fillon, a offert 1,4 milliard d’euros supplémentaires aux grosses entreprises, y compris aux géants américains et asiatiques qui viennent faire leur marché de la matière grise que nous gâchons.

Ces mesures devraient être complétées par la simplification des procédures. Pallions « un manque de culture des acheteurs, notamment en matière de procédures adaptées à l’achat innovant, une aversion au risque juridique dans l’exploitation de la réglementation actuelle, et une aversion au risque opérationnel dans l’achat de solutions innovantes » (Mission Villani, p. 115). Mais la culture ne se décrète pas et les procédures françaises ne seront réellement simplifiées et adaptées aux buts recherchés que si l’on modifie les pratiques de décision et de travail. Là encore, l’exemple vient des Etats-Unis où le président Obama a imposé à son administration l’utilisation du value engineering, l’analyse de la valeur, méthode de créativité participative mobilisant l’intelligence collective (5). Une telle mesure, génératrice à la fois d’économies et de valeur, a été réclamée dans un manifeste (6) signé par 800 professionnels européens ! En vain…jusqu’à présent ! Le joaillier peut-il encore échapper à sa folie ?  Affaire de vision et de volonté. Et aussi question de développement ou de déclin servile.

1. Nathalie Silbert, Intelligence artificielle : la course aux talents. Les Echos, 29 janvier 2018.

2. http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/184000159/index.shtml 

3. Huguette Tiegna, Députée, Vice-présidente. L’impression 3D. Note n° 2, mars 2018. Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (https://www.senat.fr/fileadmin/Fichiers/Images/opecst/quatre_pages/OPECST_2018_0014_impression_3D.pdf)

4. André-Yves Portnoff. Sauvons les Zuckerberg français ! Le Monde, 8 avril 2017.

5. https://www.whitehouse.gov/sites/whitehouse.gov/files/omb/circulars/A131/a131-122013.pdf 

6.Manifeste Valeur(s):http://chn.ge/1jHeYnH

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