Le Coronavirus met les Européens face à la conception financière du Grand Marché construit méticuleusement depuis 1992. Ne disposant plus des industries nécessaires à son développement économique, l’Union Européenne est devenue fragile, vulnérable et remplie de doutes devant la crise sanitaire qui dévoile brutalement le marasme créé par les politiques budgétaires répétitives menées autour de l’austérité. La majorité des secteurs publics ont été bouleversés, considérablement atrophiés. Dans le seul secteur de la santé, les défaillances du financement de la recherche comme le manque de moyens partagés entre tous les services ont créé une situation alarmiste. Les hôpitaux sont à bout de souffle ; le manque cruel de médicaments fabriqués sur d’autres continents, comme de nombreux matériels ou équipements de protection indispensables aux personnels soignants, sont les conséquences de politiques libérales orientées vers des préoccupations strictement financières.
Lorsque la Communauté Economique Européenne (CEE) fut créée en 1957, tous les rêves s’élevaient vers un monde meilleur où un Marché Commun permettrait d’envisager un avenir prospère. Cette nouvelle structure communautaire avait l’ambition de croire qu’elle pourrait éloigner définitivement la Guerre en décuplant les forces économiques et sociales des six pays membres de cette époque. L’espoir –ou plutôt l’illusion- fut renforcé en 1992, lorsque la CEE fut remplacée par un espace plus grand, plus hétérogène : L’Union Européenne (UE) proposait un Grand Marché qui devait être harmonisé au fil du temps afin de s’adapter aux exigences et aux contraintes d’une mondialisation qui rétrécissait l’impact et le pouvoir de chaque nation. Face à l’ALENA structurant le marché nord-américain dans une vaste zone de libre-échange depuis 1990, L’UE devait être forte, compétitive et capable d’utiliser des armes adaptées à la financiarisation de la planète. Les Etats-Unis avaient montré la voie : le marché ne devait plus être régulé par les pouvoirs publics mais par la toute-puissance des banques et des marchés financiers. Le traité de Maastricht allait renforcer cette conception basée sur les seules notions de compétitivité et de rentabilité en imposant des critères monétaires et financiers qui fracturèrent le Grand Marché, à peine né. L’Euro établi dans le souci de contrer le dollar américain et d’attirer les capitaux privilégiait uniquement les pays à forte valeur ajoutée comme l’Allemagne. L’argent métamorphosé en produits financiers divers devenait le premier objectif de l’UE. Les politiques industrielles et les régimes de Sécurité Sociale jugés trop coûteux ont été abandonnés les uns derrière les autres au profit des intérêts des banques, assurances et mutuelles transformées en investisseurs de premier ordre sur les marchés financiers. L’intérêt général devenu le « fardeau » des pays dits développés, n’était plus la priorité des nouvelles instances européennes constituées dès 1992. La Commission Européenne comme la Banque Centrale Européenne (BCE)[1] imposaient aux pays membres, les mêmes mesures de restriction en matière d’infrastructures et de santé publique. Les hôpitaux recevaient un mot d’ordre : diminuer leurs dépenses en réduisant chaque année le nombre de lits et aussi le nombre d’emplois nécessaires à leur fonctionnement. Depuis la crise financière de 2008, ces politiques d’austérité renforcées par le fantôme de la dette publique risquent aujourd’hui de coûter très cher.
Cet édifice devenu château de cartes s’est écroulé devant le Coronavirus. Personne ne pouvait imaginer qu’un cataclysme sanitaire pouvait remettre en cause les orientations financières et commerciales de l’économie mondiale. La peur s’est installée sur tous les continents ; l’économie s’est rapprochée subitement de ses racines ancrées dans la philosophie avec la question suivante : qu’est-ce qui vaut la peine d’être sauvé ? La vie ou l’argent ?
Malgré l’effondrement des bourses internationales au cours de ces derniers jours avec un choc plus puissant que celui de 2008 (Le Dow Jones ayant perdu 13 % le mardi 17 mars 2020), tous les regards se tournent vers l’impact de la pandémie sur l’avenir d’un système où la croissance ne permet plus de disposer des biens et des services nécessaires à la santé parce qu’ils sont produits dans des contrées trop lointaines. Les entreprises formatées depuis trente ans dans la politique du « juste à temps » se retrouvent démunies devant la chute des stocks généralement fournis par la Chine. Le Grand Marché inorganisé dans le domaine des politiques industrielles se retrouve impuissant, et incapable de répondre aux besoins des citoyens européens.
Cette situation a engendré un autre regard face aux éléments qui auraient dû être considérés comme des priorités depuis 1992. Les vingt-sept ministres des finances se sont entendus pour apporter des aides aux PME, prendre en charge le chômage partiel et soulager la trésorerie des entreprises en leur accordant des reports de charges. L’ensemble de ces mesures représentent actuellement la somme de 1000 milliards d’Euros[2] et cette somme va sans doute augmenter dans les semaines à venir. Certains pays comme l’Allemagne, voire la France, envisagent à nouveau la possibilité de réactualiser les nationalisations d’entreprises dans les secteurs industriels nécessaires à l’économie.
Le politique reprendra-t-il le pas sur une financiarisation totalement déconnectée des besoins économiques et sociaux ?
Assistera-t-on à de nouvelles formes de régulation collective où l’objectif sera de définir et réaliser au sein de l’Union Européenne comme au niveau national de nouveaux enjeux, indispensables à la construction de projets à mener sur le long terme autour de l’Humain. Le Coronavirus rappelle cruellement à chacun que la vie est fragile et que sans elle, l’argent ne sert à rien.
Pascale Touratier
[1] Créée le 20 juin 1998, la Banque Centrale Européenne (BCE) gère depuis le 1er janvier 1999, la politique monétaire de la zone Euro.
[2] Le Monde, 17 mars 2020, « Les Etats tentent d’endiguer la crise économique due au coronavirus ».