Tout le pays s’agite ces jours-ci sur un cas dramatique qui illustre « En France, la menace des délocalisations » soulignée par le Monde (22/09/20) et commenté par tous les médias. Plutôt qu’investir en France, Bridgestone l’a fait en Pologne grâce à une subvention européenne, et livre depuis Béthune après ré-étiquetage des pneus arrivés d’une usine du Vietnam. C’est un cas dramatique car il menace l’emploi et les conditions de vie directement et indirectement de plusieurs milliers de personnes dans une ville de 25 000 habitants. Pour une usine implantée là il y a cinquante ans et où des travailleurs sont entrés à la suite d’un parent qui y a fait toute sa carrière.
Peut-on concilier mondialisation- accords de libre-échange, et souveraineté industrielle ? Souvenons-nous de ce qui fut en quelque sorte le premier cas d’école : Moulinex. Là, une réussite française qui avait accompagné de manière dynamique, de son moulin à légumes aux premiers robots ménagers, les trente glorieuses de la croissance française. Et puis elle entre dans la tourmente après 1985 quand la mondialisation prend son essor. Menace qui pèse sur ses 10 000 salariés, sur Alençon et la Basse-Normandie. De péripéties en péripéties et de plans sociaux en plan sociaux il ne reste plus rien de l’ancienne entité, hormis la marque reprise par Seb avec une partie du petit électroménager. Commentant les efforts qu’il doit mener pour sauver ce qui lui semblait pouvoir l’être, le secrétaire d’Etat à l’industrie du gouvernement Jospin, Christian Perret, explique alors les erreurs de l’ancienne direction, archaïque. Dans le monde moderne, on n’échappe pas à la mondialisation, de la même manière qu’on ne peut échapper à la loi de la gravitation universelle. Aujourd’hui c’est une entreprise étrangère implantée en France qui menace de fermer ses portes, à Béthune. Mais une même question reste posée : peut-on, pour la sauver, échapper à la loi de la mondialisation ?
Surtout si on se rappelle qu’il y a juste un an (25/09/19) Michelin annonçait sa décision de fermeture de son usine en Bavière à Bamberg (75 000 habitants) et la suppression de 850 emplois.
« La loi de la mondialisation pour le progrès »
Mais qu’est-ce que c’est que cette loi de la mondialisation ? C’est la loi de la compétition mondiale que se livrent entre elles les entreprises pour le progrès industriel « bénéfique » pour tous. Ceci grâce aux accords de libre-échange que les Etats ont promus entre eux, et multilatéralement avec l’OMC. Trump veut aujourd’hui y échapper pour y substituer avec le slogan « America First » une souveraineté patriotique industrielle, pour le bénéfice des Américains, position que certains réclament pour la France ou pour l’Europe. Pour le cas ici des entreprises du pneu, notons qu’elles sont nées auprès de celles d’une industrie automobile qui est restée concentrée longtemps dans les pays de vieille industrialisation, puis au Japon (voir illustration). Leur rivalité sans concession les a amenées à encore plus de concentration et c’est un oligopole puissant de quelques entreprises qui domine la mondialisation de l’industrie du pneu avec chacune des dizaines d’usines, dans des dizaines de pays : le Français Michelin est implanté dans 170 pays et a des usines dans 68 pays, le Japonais Bridgestone se dit implanté dans 150 pays et disposer de 180 usines de fabrication.
Dans ces conditions de libre-échange, de libre marché, on produit là où c’est le moins cher de produire et on fait circuler les pneus vers les endroits où on peut les vendre. La concurrence est aussi sur la nature du pneu, les fabricants n’ont pas cessé d’innover depuis des décennies et continuent. Il y a évidemment un lien fort entre les fabricants de pneus et les fabricants de véhicules et si ces derniers se lancent à coup de publicité dans les pays riches à vendre des SUV à gros pneus, les pneumaticiens suivent, et ils produisent moins de petits pneus (ceux qu’on fabrique encore à Béthune) et plus de gros. La lutte concurrentielle de longue date a donné ici comme résultat que 80% des pneus vendus dans le monde par an le sont par dix producteurs. Mais, depuis 2010 les trois premiers producteurs ( Bridgestone, Michelin, Goodyear) sont en perte de croissance par rapport à l’ensemble de leurs suivants (ils en avaient racheté quelques-uns dans le passé). Ils avaient maintenu jusque-là une part de marché supérieure à 50% grâce un fort dynamisme d’innovation technologique ; mais le rattrapage technologique et le fait que les ventes croissent surtout en Asie (à plus de 6% entre 2010 et 2017) et beaucoup moins en Europe et en Amérique (2%) les mettent en difficulté. A tel point qu’ils s’appliquent pour défendre leurs positions, à renforcer leurs liens avec les distributeurs et monteurs, en multipliant leurs dépenses de marketing et de communication qui dépassent désormais leurs dépenses de R&D.
Ces entreprises du pneu sont certes de puissantes organisations privées d’accumulation du capital dont l’objectif est de durer, c’est-à-dire de maintenir leur domination du monde du pneu. Leur « mondialisation » fait que leurs intérêts ne se recoupent pas totalement, loin s’en faut, avec ceux de leurs « patries » d’origine qui sont censées être en paix et ne pas se faire la guerre économique et commerciale entre elles. Pourtant cette domination est bien celle des pays riches sur les pays pauvres. Mais soutenir le « développement » des pays pauvres et leur industrialisation c’est soutenir – au moins l’idée- qu’ils vont réaliser des productions industrielles qui ne seront plus le seul fait d’un « oligopole », de pays riches. Et donc que soient fabriqués des pneus, en Pologne, au Vietnam, en Chine. Dans la compétition mondiale bien effective entre les nations, l’argument des pays plus pauvres c’est le coût de production. De fait il y a une hiérarchie internationale des salaires, à peu de choses près la même que celle des PNB par tête. Selon la banque mondiale, en parité de pouvoir d’achat : 46 000 dollars en France, 43 000 au Japon, 30 000 seulement en Pologne ou en Hongrie, 18 000 en Chine. Pour compenser ces différences, les pays riches font, dans tous les secteurs, la course en tête en technologie pour maintenir un « tour d’avance » de leurs firmes en quelque sorte sur celles des pays « en développement » et continuer d’assurer leur domination et leur richesse plus grande. Leurs entreprises, tout en maintenant leur leadership technologique, doivent assurer la prééminence économique et, pour y parvenir, doivent produire en arbitrant – quand il y a divergence- entre là où les coûts sont plus faibles et là où sont les marchés. En Asie, les coûts sont plus faibles et les marchés croissants. Cela exerce une forte aspiration.
La mondialisation libérale, un risque pour les pays riches ?
Les lois du marché incitent donc à ce que la production se déplace vers des pays « en développement » à salaires plus bas ce qui poussera en France et en d’autres pays riches à « réduire les coûts salariaux ». Dans les pays pauvres, la croissance qui en résultera, élèvera leurs niveaux de salaire ; ces «lois » si on les laisse effectivement fonctionner sont « égalitaristes » emmenant tendanciellement vers une moyenne mondiale. Elles amènent entre autres le rattrapage de la Chine après celui du Japon et de la Corée (et du fabricant de pneu Hankkok). Le prix « nobel » Paul Krugman, après avoir écrit en 1987 que l’ère du libre-échange était passé, promouvant des politiques commerciales stratégiques, avait fini, dix ans plus tard, par y revenir en rassurant ses compatriotes ; les salaires à New York resteraient durablement plus élevés que ceux versés à Pékin en raison du maintien de la supériorité technologique. Les firmes étaient en compétition pas les nations. Ce qui supposait le maintien de la suprématie des firmes américaines et également le maintien d’un taux de croissance au moins capable de sauvegarder au profit des nations les plus riches le différentiel de PNB/tête. C’est avec cette croyance que l’Amérique est redevenue un temps plus « libérale », libre-échangiste. Depuis avec Trump et les diverses menaces comme celle de Huawei dans la 5G et autres, le patriotisme économique a ressurgi.
La prévision optimiste de Krugman a buté sur deux limites. La mondialisation a profité à quelques pays en matière d’essor industriel, surtout en Asie et plus particulièrement à la Chine (mais aussi la Corée, Taïwan et quelques autres qui prennent leur essor), moins à l’Amérique Latine et tous-comptes-faits, assez peu en Afrique. Si les Etats-Unis gardent un certain avantage technologique sur leurs suivants et sur les ex-pays pauvres, ce n’est pas le cas en particulier sur la Chine comme on le voit par exemple dans le débat sur les antennes de la 5G dont le Chinois Huawei est le leader mondial. On pourrait multiplier les exemples. Plus généralement comme l’a montré Robert Gordon, depuis 20 ans, il n’y a plus d’innovations qui changent complètement la donne, comme lorsque dans le passé l’acier puis l’automobile sont arrivés, puis l’avion à réaction, la télévision, l’ordinateur suivi ensuite du microordinateur, le train électrique, puis le TGV et les fusées lanceurs de satellites. Ces séries d’innovations ont perpétuellement redéfini ce qu’industriel voulait dire et ont reconfiguré tous les secteurs tout en offrant un réel surplus de bien-être matériel aux populations. Hormis le secteur de la santé, les avancées tiennent désormais plus à des formes de divertissement voire de gaspillage. Bref la sortie par le haut technologique pour éviter le rattrapage et maintenir la domination de l’oligopole des pays riches a buté sur l’épuisement des capacités d’innovations radicales. En outre les innovations les plus avancées, liées à l’intelligence artificielle détruisent plus d’emplois qu’elles n’en créent et posent des problèmes sociaux dans les pays riches.
La deuxième limite liée à la première, c’est que simultanément les possibilités de croissance matérielle se sont évanouies, et plus généralement, c’est la fin de la croissance matérielle. Le rythme de croissance des pays riches se réduit tendanciellement de manière continue depuis les années quatre-vingt, ceci en dépit de la libéralisation financière qui était censée permettre l’optimisation mondiale de l’allocation du capital, des investissements ; cette libéralisation a surtout permis l’essor d’innovations financières, de l’optimisation fiscale et fait la fortune des paradis fiscaux, toutes évolutions qui ont amené à la crise financière de 2008. Mais pire encore peut-être, la croissance matérielle a peu à peu épuisé les ressources de la planète Terre et les effets externes de cette production devenue ultra massive, à savoir les émissions de gaz à effet de serre et pollutions diverses, mettent en danger l’habitabilité de la Terre pour les générations futures. Il faudrait éviter à tout prix que le reste du monde, le monde non anciennement industrialisé, s’industrialise de la même manière que le fit l’ancien, car s’il exploitait autant la planète que celui-ci, la situation virerait à la catastrophe.
Une transition écologique est absolument indispensable ; le monde en été alerté depuis 1972 avec le premier sommet de Stockholm et l’ouvrage « Halte à la Croissance », le rapport Meadows. Mais ce n’est que depuis la conférence de Paris de 2015 que les chefs d’Etat semblent avoir convenu de prendre de sérieuses mesures, mais très peu a été entrepris réellement. La Covid a été l’occasion en France de multiplier les pistes cyclables et de préférer le transport en commun (rail) à la voiture et à l’avion. Et un souhait général a été perceptible en faveur de ces changements. Les esprits raisonnables ont également indiqué qu’il fallait mieux organiser une orientation vers plus de petites voitures électriques, hybrides (peut-être à oxygène) et non vers de gros SUV à gros pneu et à moteur thermique. Bref si on s’engage dans cette transition, il faudrait imaginer la fin de la croissance – au moins dans les pays où les populations sont déjà équipés- du secteur automobile et par suite du secteur des pneumatiques.
Les leçons à tirer au plus vite du cas Bridgestone
La première bonne leçon à tirer du cas Bridgestone devrait être de proposer à tout le personnel une formation pour participer à la mise en place sur le site d’une usine de production « écologique » de biens (ou/et de services) destinés en priorité à satisfaire les besoins de la population environnante, et assurer en la matière la « souveraineté nationale ». La chose peut passer par un appel à projets et un soutien public bien mieux adapté plutôt que d’appuyer un nouvel investissement auprès de Bridgestone.
La deuxième leçon est bien la nécessité de considérer ce qui était en France pendant longtemps l’aménagement du territoire à une autre échelle et selon une autre logique. Pour dépasser ce qui était caricaturé comme Paris et le désert français on a essayé de pousser des entreprises à s’installer ici et là dans le territoire, c’est ainsi par exemple que la Bretagne s’est trouvée une vocation pour l’électronique, bien malmenée au fil de l’évolution de cette industrie. Entre l’aménagement « administratif » du territoire et la liberté quasi-totale donnée aux entreprises dans le cadre des accords de libre-échange de s’installer où bon leur semble en Europe et sur la planète, il va falloir œuvrer pour trouver quelque chose qui ne multiplie pas les cas Bridgestone tout en sauvegardant la planète.
C’est-à-dire qu’il faut éviter la guerre commerciale entre patries souveraines dont nous menace Trump, mais en finir avec l’angélisme libéral des accords bilatéraux et l’organisation par l’OMC de toujours plus de libre- échange. Il faut que les Etats reprennent la main sur les géants mondiaux privés et cessent de faciliter leur gestion d’optimisation planétaire, pour négocier entre Etas-nations, la répartition mondiale des activités et privilégier les coopérations internationales mais aussi la production locale pour les besoins locaux. Le commerce lointain de produits est désastreux pour la planète et en cas de difficulté peut nous mettre en péril on l’a vu récemment pour les produits pharmaceutiques et les équipements de santé.
Puissions-nous tirer toutes les leçons de ce cas dramatique.
Marc Humbert, convivialiste, signataire du Manifeste pour l’industrie – MAI,
Professeur émérite d’économie politique (Université de Rennes, Liris).
Note : Marc Humbert, co-animateur du mouvement convivialiste, a été parmi les pionniers à étudier la mondialisation, voir par exemple :
- Humbert (editor), (1993) London, The Impact of Globalisation on Europe’s Firms and Industries, Pinter, 266 pages.
- Humbert (sous la dir. de), (1993) L’Europe face aux mutations mondiales, Paris, Economica, 389 pages